Que faire pour les paysans du village de Tegh, privés de leurs terres ?

Le 10 Novembre 2020, après six semaines de combat meurtrier, un cessez-le-feu cuisant annonçait la fin des hostilités dans le conflit du Haut-Karabakh. Un cessez-le-feu extrêmement douloureux synonyme de pauvreté, de misère et de chômage. En effet les belles plaines riches d’Artsakh, situées dans la zone de conflit, et ses montagnes verdoyantes étaient un lieu de pâturage des bergers et des paysans arméniens qui en étaient propriétaires. Au mois de mai, nombre d’entre eux emmenaient leurs troupeaux et leur bétail paître en une joyeuse procession moutonneuse dans ces immenses espaces verts. Mais depuis le cessez-le-feu, ils sont privés de ces terres et, sont désormais dans l’incapacité d’assurer les transhumances.

Ces paysans ont alors été confrontés à un choix douloureux : partir pour s’installer ailleurs avec leur bétail ou rester dans leurs villages à la condition de vendre leurs troupeaux puisque les migrations pastorales sont désormais rendues impossibles à réaliser. Pour demeurer dans leurs maisons ancestrales, ces paysans ont payé un lourd tribut : ils ont vendu leur cheptel et accepté de se reconvertir. Aujourd’hui, les bergers du village de Tegh, privés de leurs élevages ovins et bovins, sont accablés par une détresse matérielle car ils ne peuvent plus subvenir aux besoins de leurs familles comme auparavant. C’est donc une véritable tragédie qui se joue parmi les paysans des villages du Syunik, frontaliers aux territoires occupés par l’Azerbaïdjan. Ils vivent désormais, avec leurs épouses et enfants, dans la crainte des soucis financiers et, plus généralement, la peur de l’avenir.

 

En mars dernier, les volontaires de SOS Chrétiens d’Orient ont visité dix familles pauvres de Goris. « Du jour au lendemain nous avons tout perdu » déplorent ces paysans, les uns après les autres. Alors, que faire ? « Poules… cochons… dindes… », ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent sur leurs lèvres et les font s’illuminer d’un sourire plein d’espoir.

Ces hommes ne veulent pas se laisser abattre et c’est magnifique de percevoir la flamme d’une volonté infaillible dans leur regard, flamme qui témoigne d’un désir ardent de se reconvertir, par exemple dans l’élevage d’animaux de basse-cour, pour retrouver du travail et des revenus indispensables. »

Zohrab est l’un d’eux. Dépossédé de ses terres dans l’Artsakh, acculé à la vente de son cheptel, il nous accueille pourtant, lui et sa femme, avec le sourire et une poignée de main chaleureuse. Sa capacité de résilience se lit dans son regard pétillant. Depuis la fin de la guerre, il a créé une sorte de groupe d’entraide rassemblant des fermiers dans la même situation que lui pour mutualiser les moyens et travailler ensemble à la reconstruction d’une autonomie économique dans le Syunik. Sous son impulsion, les projets fleurissent comme les primevères sauvages en cette saison. Zohrab a néanmoins besoin d’une aide financière pour leur réalisation : il nous explique son besoin d’obtenir un tuyau d’irrigation de 300 mètres pour permettre le développement de cultures agricoles qui remplacent désormais l’élevage de gros bétail. Il nous présente également des paysans, membres de ce collectif, qui se reconvertissent dans l’apiculture et souhaiteraient acheter de nouvelles ruches pour encourager cette activité.

 

Zohrab est fier de tous ces projets et travaille sans relâche à leur mise en œuvre, comme un pied de nez à cette tragédie de la paysannerie provoquée par la guerre. De son pas dynamique et toujours enjoué, il nous fait visiter des cultures de légumes sous serre, un autre moyen de faire vivre des familles de déplacés ou dépossédées de leurs terres. Ce courage singulier de croire en la vie, envers et malgré tout, qu’il insuffle par sa seule personne à son entourage, familles, amis et membres de sa communauté, nous frappe. Quel est son secret ?

 

Zohrab nous le fait comprendre à mi-mots, alors que nous sommes attablés chez lui, dans une humble maison au sol en terre au sein de laquelle sa femme nous sert en abondance des produits de leur ferme : fromages, fruits, légumes comme le veut la tradition sacrée de l’hospitalité en Arménie. Lors de la guerre d’octobre, il a mis au service de l’armée son expérience passée d’officier et a connu des heures sombres : la violence des combats, la mort de frères d’armes, la souffrance des soldats blessés, le poids de la douleur de familles endeuillées. De cette expérience de la guerre, Zohrab a acquis la conviction que la vie est un cadeau à la fois précieux et fragile dont il faut être reconnaissant chaque jour, en dépit des circonstances.

 

« Nous reviendrons en faisant notre possible » promettent les volontaires.

Dans le courant du mois d’avril, volaille, poules, cochons, ruches et tuyau d’irrigation ont été achetés. Nous préparons avec soin notre tournée de donations auprès de ces familles qui nous attendent. Pour elles, ces animaux de basse-cour, placés dans des cartons bruyants de leurs cris, ainsi que ces ruches et autres matériaux qui voyagent dans le coffre des camionnettes sous la surveillance des volontaires, représentent un remède durable à la précarité qui les guette. Les posséder leur permet d’envisager de vivre de nouveau dans une semi-indépendance alimentaire. C’est pourquoi, une joie profonde et sincère se dessine sur leurs visages et des petites rides de bonheur plissent leurs yeux à la vue des cœurs rouges si reconnaissables gravés sur les Tee-shirts des volontaires de SOS Chrétiens d’Orient. Nous visitons ces familles en distribuant, selon leurs besoins, poules, oies, cochons, dindes et sommes toujours remerciés par de généreuses collations composées de café, fruits et petits gâteaux sucrés.

 

Nous retrouvons aussi Zohrab au sourire lumineux qui nous attend, avec d’autres fermiers, pour nous aider à décharger plusieurs centaines de mètres de tuyau d’irrigation ainsi que les ruches.

Puis, il nous invite à venir constater l’avancement des projets que nous avions découverts avec lui quelques mois plus tôt : les champs sont labourés, prêts à être ensemencés puis irrigués, le rucher est soigneusement entretenu, les cultures de légumes sous serre se diversifient… Partout, le labeur et l’inventivité de ces familles touchées par la guerre manifeste un désir de vivre malgré tout, au-delà des épreuves subies. Nous le quittons, après un repas partagé chez lui avec d’autres fermiers au cours duquel il évoque l’avenir de sa communauté avec détermination et entrain. Malgré le contexte géopolitique si instable de son pays, Zohrab poursuivra son combat pour la survie de la paysannerie du Syunik, car c’est un combat pour la vie qu’il doit à ses compatriotes morts pour leur pays au combat.

 

Au bilan, soixante-dix poules, quatre dindes, vingt-cinq porcelets, six ruches et du matériel d’irrigation ont été distribués à ces familles. Quelle belle donation ! Mais aussi, quelles belles rencontres au sein de ces familles qui nous ont accueillis dans leurs maisons avec tant d’hospitalité !

 

Notre fierté de contribuer à des projets de reconversion économique dans le Syunik est mêlée d’admiration. La force d’âme de ces paysans est un véritable exemple de courage pour chacun d’entre nous : sachons faire face aux difficultés et nous relever, semblent-ils nous murmurer. A l’image de Zohrab, qui, avec sourire et entrain, a choisi d’accepter la vie avec ses joies et ses peines, tout simplement parce qu’elle est une valeur la plus précieuse au monde : celle qui ne s’achète pas.

 

Si nous avons aidés matériellement ces familles, ne les oublions pas aussi spirituellement. Tous, nous avons été marqués par la présence d’une multitude de croix dans les maisons visitées : sur une table, un mur, dans le coin d’une fenêtre ou encore autour du cou de nos hôtes.

 

Nous l’avons compris : la Croix règne au centre de leurs vies et ces familles ont accepté la leur.

Raphaëlle et Astrid, volontaires en Arménie