Rénovation de l’ancien monastère de Tegh

« Le presbytère n’a rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat. » Gaston Leroux

Aux confins de la civilisation occidentale, là où se situait, chez les Anciens, l’extrême bord de l’oïkoumènê (la terre habitée en grec), le Syunik est une terre aux premiers abords hostile. Les pentes abruptes de ses montagnes, la rareté de ses cours d’eau et l’aridité, que viennent sublimer la chaleur estivale et le froid glacial de l’hiver, en font une de ces quelques régions où seule la volonté de l’Homme lui permet de survivre, de recommencer sans relâche un labeur que vient perpétuellement réduire à néant des éléments déchainés. Comme si la nature n’avait pas posé suffisamment d’obstacles aux rudes habitants de ces montagnes la guerre et les maux qui l’accompagnent, morts, misères et pleurs, viennent depuis les années 1990, au moins, bouleverser le fragile équilibre que les Hommes, enracinés dans leur confiance en Dieu et fortifiés par lui, avaient érigés au cours des siècles.

 

Le village de Tegh, à quelques centaines de mètres de la frontière avec l’Artsakh où désormais sifflent les balles, est un exemple de ces communautés en danger. Là bas, comme dans beaucoup d’autres endroits d’Arménie, l’agriculture, seule source de subsistance pour les familles du village, est rendue presque impossible par le conflit actuel. Ici ce sont les abeilles, qui ont permis, des siècles durant, via l’apiculture, véritable institution où se succèdent sans interruption les générations, sinon la richesse de Tegh du moins la perpétuation du hameau aux travers des époques. De vieilles photographies, appartenant à l’un des bénéficiaires, présentent ainsi le vallon au nord du village, là où le projet de l’association a été réalisé, rempli de plus de deux cents ruches. La guerre pour la libération de l’Artsakh, initiée dès la fin des années 1980, avait mis fin à cette relative prospérité. Après la victoire et l’indépendance du Haut Karabakh le 2 septembre 1991 (il y a donc trente ans presque jours pour jours) les apiculteurs avaient quitté la montagne pour s’en aller, vers des cieux plus cléments (qui peut leur en vouloir) en bas dans la vallée désormais libérée de l’occupant azéri, où l’hiver est moins rude et permet plus facilement la survie des insectes.

 

Le village s’est trouvé alors démuni de sa principale source d’argent. Après la reprise des hostilités armées l’an passé et la perte de plus de la moitié de l’Artsakh, dont les basses terres où s’étaient établies les apiculteurs, quatre familles et leurs ruches sont remontées à Tegh. Toutefois ces apiculteurs se heurtent à un problème de taille: toutes les protections érigées durant les deux siècles précédents contre le plus vieil ennemi de l’Arménien, le général Hiver, celui là même qui en Russie a vaincu Napoléon, ont disparu. Il ne reste rien pour protéger les ruches du gel hivernal. Le directeur de l’école du village, David, soucieux de préserver la vie à Tegh, a donc contacté Aram, véritable pilier de l’association dans le Syunik, en quête d’une aide pour rénover l’ancien abri. Aram, intéressé par le projet l’a, sans hésité, soumis, au début du mois de mai 2021, aux volontaires qui l’ont adopté à l’unanimité, par la voix d’Enguerrand, leur représentant, et, s’y jetant à corps perdus, l’a mené à bien.

 

Avant de rendre compte, avec amples descriptions et moult détails, de l’oeuvre réalisée il semble opportun de revenir sur le bâtiment de l’abri à ruches et sur son histoire. Idéalement situé, en adret d’un petit vallon au fond duquel coule doucement un ruisseau, à mi-pente profitant à toutes heures d’un soleil qui le fait resplendir, l’actuel abri était, il y a déjà deux siècles, un presbytère. De forme allongée, la maison ne présente, en apparence, rien d’extraordinaire : les murs en pierre brute qu’unit tant bien que mal un mauvais ciment, trois pauvres salles à peine percée, chacune, d’une petite fenêtre que viennent protéger des grilles de fer forgé.

 

Isolé du village, vivant certainement chichement dans les trois pièces du logis, le prêtre, qui s’occupait alors du village de Tegh, y était pourtant certainement à son aise pour prier et méditer les saintes écritures. Pourtant le temps passa et avec lui survint son lot de changement. Fut-ce la rudesse du climat, la guerre, la pauvreté devenue insupportable ou bien l’impiété de ses ouailles? Nul ne le sait si ce n’est Dieu. Toujours est-il qu’un jour la jolie bâtisse ensoleillée se retrouva à l’abandon, vidée de son saint occupant. C’était à la fin du XIX° siècle. Les apiculteurs du pays s’en saisirent donc pour y entreposer la source de leur nectar lorsque le froid menaçait de tuer leurs petites ouvrières.Nonobstant cette première affectation la maison a aussi servi de cache d’armes lorsque le conflit était à son paroxysme dans les années 1990.

Après quarante ans d’un relatif abandon, suite au départ des apiculteurs, la maison menaçait à chaque instant de s’écrouler. L’état dans lequel nos courageux volontaires l’ont trouvé était véritablement pathétique. Avec son toit découvert, ses murs dont les pierres déchaussaient une par une et les pièces encombrées de déchets et des excréments des animaux qui y avaient, de temps à autre, été hébergé, le presbytère faisait peine à voir. Les volontaires se retroussèrent donc les manches pour donner une seconde jeunesse à la vieille bâtisse.

 

Le vaste chantier, après la longue et fastidieuse, mais nécessaire, période de rédaction de la fiche projet, débuta enfin aux environs du solstice d’été. Les volontaires, que rien ne freinait dans leur désir d’aider les Arméniens dans la misère, n’hésitaient pas à se lever aux aurores pour se rendre sur le chantier, à près de quarante minutes de voiture dont une bonne portion sur une piste de terre battue, à sept heure du matin pour ne le quitter qu’à l’Angélus du soir, voir plus tard certains jours lorsque l’avancement du projet l’exigeait.

 

La pause entre midi et quinze heures était évidemment de mise tant la chaleur de l’été arménien pouvait être accablante. Régulièrement celle ci était l’occasion de tisser des liens entre volontaires et ouvriers autour d’un copieux buffet.

La rénovation de la maison commença par le nettoyage des trois pièces destinées à abriter les ruches. L’encrassement du sol et des murs était tel que nos courageux volontaires durent, après avoir déblayer les pièces et la terrasse des déchets qui les jonchaient, s’échiner au moyen de spatule à s’en meurtrir les mains et le dos, qu’ils devaient garder courbé toute la journée.

 

Cette étape passée il s’agissait ensuite de refaire la couverture du presbytère et de consolider, en remettant une nouvelle couche de mortier, les murs du bâtiment. Il fallut alors transporter les matériaux de construction du parking à l’espace de stockage situé en amont. La masse des poutres, des taules et des sacs de mortier, les obstacles que constituaient les tas de sables disséminés sur le trajet ainsi que les haies de végétation épineuse, firent du court trajet, pas plus de cent cinquante mètres, un calvaire qui restera longtemps dans les mémoires des volontaires.

Les matériaux en place, la construction du toit auquel on ajouta un auvent, devant la porte d’entrée face au sud, commença. Les volontaires vinrent ici en aide aux ouvriers pour souder les poutres métalliques du nouvel auvent et pour poser les taules du toit, duquel la charpente, en bois, avait été, au préalable, intégralement refaite. Concomitamment, les volontaires vinrent aussi en aide aux ouvriers en charge de la consolidation du presbytère. Ils préparèrent ainsi le mortier qui fut ensuite étalé à la jointure des pierres pour rendre aux murs porteurs leur solidité d’antan, celle qui avait permis à la maison de traverser deux siècles d’hiver rudes et de guerres presque incessantes.

Ces tâches rudes furent achevées avant la fin du mois de juillet 2021, soit après un petit mois et demi de labeur seulement. Pour couronner la réussite incontestable de l’entreprise, l’association décida d’adjoindre au presbytère une plaque commémorative dont l’inscription, en français et en arménien, que domine en gros caractère le coeur de SOS Chrétiens d’Orient, rappelle les efforts et les réussites des deux parties du projet. On peut ainsi y lire dans les deux langues: « La rénovation de cet ancien presbytère en un abri hivernal des ruches a été financée en 2021 par l’association SOS Chrétiens d’Orient ». La plaque fut apposée sur le mur ouest de la terrasse à l’occasion de l’inauguration de l’abri, le 26 août 2021. Etaient présent, ce soir là, outre Vare, l’un des quatre bénéficiaires du projet, les ouvriers qui voyaient là le couronnement de leurs efforts, les directeurs des écoles d’Hartashen et de Tegh, notre contact Aram qui avait été à l’initiative de cette rénovation, Armen, invité par ses amis, ainsi que les volontaires et le chef de mission en Arménie, Corentin Clerc et son épouse Camille.

Après le discours de remerciement du directeur de l’école d’Hartashen, que nous a traduit Aram, et la réponse du chef de mission, succincte mais belle, notamment via l’évocation de la symbolique des abeilles, porteuses de vie via la pollinisation, le ruban rouge fut coupé. S’en suivi alors un buffet convivial que couronna, pour les volontaires, l’expérience unique d’une spécialité locale: le miel avec la ruche. Le goût et la consistance de ce met, alternativement fondante et croustillante, laissa enchanté les membres de la mission.

 

Désormais l’apiculture à Tegh peut reprendre, assurée qu’elle est de survivre au rude hiver qui caractérise les montagnes du Syunik. Avec cette activité c’est l’économie, et donc la vie, qui va retrouver un nouveau souffle dans ce petit village perdu de l’Arménie que menace encore à chaque instant les balles azéries. A cette reprise l’association peut s’enorgueillir d’avoir joint la rénovation d’un bâtiment, qui, sans être d’une beauté extraordinaire, fait partie du patrimoine historique du village. Après ce travail harassant le presbytère, que protège, tel un écrin de verdure, presque un jardin, le vallon qui l’abrite, resplendit à nouveau de sa jeunesse retrouvée. En somme, pour reprendre les mots de Gaston Leroux dans son chef d’oeuvre Le Mystère de la chambre jaune : « le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat ».

Paul, volontaire en Arménie