Dans la pleine d’Ararat, des sourires au milieu des ruines

Pour moi l’Arménie, c’était le bout du monde. Bien sûr, j’avais déjà entendu parler de cette civilisation millénaire, de ses monastères, de son histoire, de ses tragédies. Mais pour moi, l’Arménie c’était une contrée lointaine, logée entre les montagnes du Caucase, un pays à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Je ne connaissais presque rien des régions et cultures du pays.

 

J’ai été rapidement affecté à Erevan, la capitale. De là, nous menons plusieurs opérations dans les régions limitrophes. Plusieurs fois par semaine, nous prenons la grande autoroute qui file vers le sud, la région d’Ararat. Serrés dans la voiture, la climatisation à fond, nous zigzaguons entre les nids-de-poule et les dos d’ânes. Sur la file de droite, avancent comme elles peuvent des Kopeika, la voiture emblématique de l’URSS, des taxis poussiéreux, qui souvent, n’ont plus de pare-chocs. Partout, les mêmes musiques arméniennes, des genres de remix électro de chants traditionnels, entrecoupées par des morceaux d’eurodance russe du début des années 2000. Se succèdent églises traditionnelles, blocs soviétiques, ruines, cimetières, le pays est en deuil de la guerre de 2020.

En témoignent les drapeaux sur les tombes, indiquant un mort au combat, les visages de ces jeunes jamais revenus, taggés sur les murs, gravés dans des stèles. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous arrivons dans l’Ararat, cette vaste étendue de poussière au sud d’Erevan. Partout dans le pays, on vente la fertilité de ses sols, on vante la qualité de ses produits agricoles, de ses vignes, de ses pastèques, de ses grenades.

 

Pourtant, il suffit d’ouvrir l’œil, dans cette région qui court des premières banlieues d’Erevan à Yeraskh, à la frontière avec le Nakhitchevan azéri, pour se rendre compte que cette région n’est pas le pays de cocagne promis.

La région d’Ararat est une vaste plaine entourée de montagnes arides à l’est et au nord, à l’ouest et au sud, la frontière avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. Surplombée par le colossal mont Ararat, symbole omniprésent de l’Arménie, cette région est une succession de villages et de petites villes. Sur les hauteurs, de vieilles usines quasiment abandonnées depuis la chute de l’Union Soviétique en 1991. Un soleil de plomb, un air sec, le vent fouette les anciens blocs soviétiques de la région, dans lesquels les plus aisés ont la chance de vivre relativement à l’abri de la chaleur.

 

Dans l’appartement d’un vieux monsieur abandonné depuis plusieurs dizaines d’années par ses proches, un thermomètre des années cinquante indique 25 degrés Celsius, une oasis de fraîcheur, dehors, sous le soleil ardent, on dépasse fréquemment les 35 degrés à l’ombre.

 

Malgré sa fertilité légendaire, cette région est probablement la plus pauvre que j’ai pu visiter en Arménie. SOS Chrétiens d’Orient est ici engagé dans des missions de donations et d’aides à des centaines de familles démunies. Grâce à l’aide de Myasnik, vétéran de la guerre de l’année dernière, connu de toute la diaspora arménienne suite à son sauvetage héroïque d’un bébé lors d’une attaque d’un village de l’Artsakh, nous pouvons visiter ces familles et évaluer leurs besoins.

Il suffit de s’éloigner d’à peine quelques dizaines de mètres des centres des villages pour rencontrer une misère accablante.Je me rappelle de certaines de ces masures, construites avec rien, parfois sur des ruines, parfois sur des chantiers interrompus, faute de moyens, parfois sur rien. Dans l’une d’elle, une famille de cinq, un couple et ses trois enfants, tous vivants dans une unique pièce d’à peine 6 mètres carrés, jonchés d’ordure, une odeur aigre qui s’accroche aux vêtements et aux murs.

Dans une autre de ces masures, une vieille dame, rendue folle par la solitude et la pauvreté, vivant dans une ancienne résidence en ruine. Si sa chambre a la chance d’avoir quatre murs et un toit, les pièces adjacentes n’ont même plus de sol.

On nous explique la cause de cette pauvreté ambiante… Malgré la fertilité, il est hasardeux pour un villageois d’investir ses économies dans l’agriculture, il suffirait d’une seule mauvaise année pour qu’ils perdent le peu qu’ils ont. Ici, la plupart des parents ne savent ni lire, ni écrire, il est donc difficile voire impossible pour eux de recevoir quelques aides que ce soit de la part de l’État, ou même d’inscrire leurs enfants à l’école. Ils enchaînent les petits boulots, souvent les femmes travaillent dans les champs, les hommes travaillent à l’usine ou sur les chantiers, on trouve de l’argent comme ils peuvent. Au détour de certaines maisons, des vétérans de la guerre juste libéré par les azéris, dans d’autres, des enfants handicapés dont les parents ne peuvent pas prendre en charge les traitements.

 

C’est aussi là que j’ai compris à quel point nos missions peuvent aider. Même si nous ne pouvons pas sortir la région de sa situation, nous pouvons au moins améliorer considérablement les conditions de vie de ces personnes.

 

Méthodiquement, on enchaîne les visites et les évaluations des besoins des familles. De la nourriture, déjà, de quoi préparer des mets de base, mais aussi des vêtements, des produits hygiéniques, de la lessive, des bassines, souvent, des installations dont on ne remarque plus, en Europe, l’importance, les réfrigérateurs en sont un exemple parfait. Pour d’autres familles, des donations de bêtes, des poules puis des cochons, qui permettent au mieux de s’assurer un revenu avec la vente de la viande, au pire d’assurer une consommation de viande pour les familles.

Et puis, il y a les sourires et les accueils. Les familles, consciencieuses des règles arméniennes de l’hospitalité, nous proposent toujours quelque chose. Celles qui en ont les moyens nous servent le café accompagné de quelques sucreries, les plus pauvres nous proposent toujours un verre d’eau, alors même qu’elles n’ont pas l’eau potable. On nous assoit sur un canapé ou des fauteuils miteux, sur les murs, des photos de proche, entre deux images de la Vierge ou du Christ. Toujours les mêmes sourires, les yeux luisant d’espoir. Dans la plaine d’Ararat, pour nous volontaires, un sourire vaut tous les remerciements.

 

Une visite se déroule toujours de la même façon : nous entrons, la famille nous accueille et nous propose de nous asseoir avant de nous raconter son histoire et sa situation en détail par l’intermédiaire d’Alexandre, le traducteur. Nous partons après avoir tout bien pris en note. Quelques temps plus tard, nous revenons avec les colis et biens nécessaires pour améliorer leur quotidien. Les visites se concluent par des remerciements et une prière partagée avec les Arméniens, qui parfois, sont embarrassés voir honteux de recevoir tant de choses de parfaits inconnus.

 

Entre deux donations, en regardant le paysage, en écoutant les explications de Myasnik sur la région, nous comprenons que le problème est plus grand, que la pauvreté ici est endémique. Les idées de projets et d’interventions se multiplient. Trois fois par semaine, nous empruntons cette même autoroute poussiéreuse pour évaluer les besoins de nouvelles familles, pour entreprendre le lancement de nouveaux projets, pour voir ce qu’il est possible de faire pour aider.

 

Des donations classiques, c’est-à-dire de colis alimentaires et de produits hygiéniques, des donations de réfrigérateurs, des donations de bétails, des donations d’uniformes pour que les enfants puissent aller à l’école, des visites de bâtiments à vendre pour, pourquoi pas, installer un centre pour enfants pauvres, ou simplement proposer une visite au zoo à des enfants qui ne peuvent que très rarement sortir des clôtures délimitant leur jardin.

 

Aujourd’hui, j’ai quitté la région, mais les interventions continuent et continueront, tant qu’il y aura des gens à aider.

 

Tous les soirs, sur la route du retour, la même fatigue salvatrice, le calme dans la voiture, le soleil qui tombe derrière les montagnes environnantes. Le même sentiment profond d’avoir accompli des actions justes, la sensation irremplaçable d’être utile aux autres.

Le soleil se couche sur la région d’Ararat. Aujourd’hui, les enfants ont pu jouer avec leurs nouveaux ballons, et à la rentrée, ils pourront suivre leurs cours tranquillement avec du matériel adapté.

Le soleil se couche sur la région d’Ararat, demain, d’autres enfants auront besoin d’habits, d’autres familles auront besoin d’une aide en nourriture. Un colis alimentaire coûte 15 euros, et avec chaque don, nous nous rapprochons du soir, où, quand le soleil se couchera sur la région d’Ararat, aucune de ses familles ne souffrira de la misère.

Gabriel, chargé de communication en Arménie