En 2020, l’Éthiopie sombre dans la guerre civile. Deux ans plus tard, SOS Chrétiens d’Orient continue de venir aide aux populations éthiopiennes en leur apportant un secours matériel et humain. Récit du directeur adjoint des opérations de l’organisation.
Voilà deux ans que je n’étais pas retourné dans le nord de l’Éthiopie. Mon dernier passage date de 2019, nous avions coutume d’aller jusqu’à la frontière érythréenne, à Adigrat, en passant par Lalibela pour ensuite redescendre sur Aksoum, Gondar et Bahir Dar et finalement revenir sur Addis-Abeba, la capitale. En 2020, l’Éthiopie sombrait dans la guerre civile. La guerre du Tigré, opposant le gouvernement fédéral aux Tigréens, s’était étendue dans les régions de l’Amhara, l’Afar et l’Oromia. Le Front de Libération du Peuple du Tigré (FLPT) tentait d’atteindre la capitale.
De retour à Addis-Abeba ce jeudi 13 octobre 2022, notre objectif est définitivement le Nord. Mais jusqu’où pourrons-nous aller ? Les Tigréens avaient été refoulés jusque dans leur région d’origine et les régions précédemment conquises avaient été libérées par l’armée éthiopienne. Libérées mais à quel prix ?
Les mesures prises par le Gouvernement sont radicales, la région du Tigré est sous verrou. En amharique, le mot « compromis » n’existe pas ! Le verbe le plus proche est « se mettre d’accord ». In fine, les belligérants n’envisagent qu’une victoire ou une défaite totale…
Nous nous rendons à Kombolcha en avion. À notre arrivée, les pères blancs nous accueillent et nous amènent à leur compound. Pour y parvenir, nous devons traverser la ville qui porte encore les stigmates de l’invasion tigréenne. Les habitants reviennent peu à peu. Des camions renferment des grandes quantités de nourriture dépêchées par le World Food Program, aidant au retour des habitants. Des bâtiments dont les vitres sont brisées et les murs sont criblés de balles. Notre chauffeur nous raconte que l’intérieur de ces immeubles n’est guère plus présentable. « Tout est saccagé à l’intérieur. »
En passant devant la prison, on nous informe qu’elle avait été prise d’assaut par les Tigréens libérant ainsi plusieurs centaines de détenus. « Seuls ceux qui écopaient de lourdes peines ne se sont jamais rendus aux autorités éthiopiennes. Les autres, les prisonniers qui n’avaient plus qu’un an à tirer, avaient plutôt intérêt à se rendre s’ils ne voulaient pas en reprendre pour dix ans ! » précise en souriant notre hôte assis à côté du chauffeur.
La plupart des établissements de la ville ont été brutalement pillés. Le compound des prêtres ne faisait pas exception, il avait été occupé par les rebelles. Une sensation de déjà vu ! En Syrie où j’ai passé quelques années durant la guerre, j’avais déjà été témoin des mêmes évènements. Les bâtiments du clergé sont souvent utilisés comme quartier général par les milices guerrières. SOS Chrétiens d’Orient avait répondu à l’appel des pères blancs qui avaient besoin de restaurer ce que le FLPT avait dégradé : le presbytère. En effet, les rebelles avaient utilisé leur centre de mission comme camp militaire, en particulier la résidence des pères. Ils ont tout emporté avec eux. Plus loin, un autre bâtiment du compound nous est ouvert. « Voici notre chapelle ! Les guerriers sont entrés ici et ont jeté les hosties au sol. Ils pensaient trouver un trésor dans le tabernacle. »
En fin de journée, on nous présente quelques dizaines de famille ayant bénéficié de l’aide alimentaire par SOS Chrétiens d’Orient. Ces personnes aux visages fatiguées n’ont plus que la peau sur les os, certaines ont la lèpre. Elles nous rappellent combien il importe de ne pas les abandonner. Tous nous remercient chaleureusement pour l’aide que nous leurs avons apportée.
Le lendemain, nous empruntons une route qui longe la ligne de front à une quarantaine de kilomètres au sud des positions tigréennes. Nous partons de Kombolcha à 5h30 du matin. Il faut impérativement arriver avant la tombée de la nuit à Bahir Dar. Le couvre-feu est imposé de 20h à 6h du matin, mais le soleil commence à se coucher vers 17h30. Nous passons le premier barrage à la sortie de la ville et entamons notre voyage.
Plus de trois heures de route pour arriver à Weldiya. La route ne nous permet pas de faire plus que du 30km/h. Nous nous hissons à plusieurs milliers de mètres d’altitude, le panorama offre une vue imprenable sur les montagnes qui s’étendent à perte de vue. Les quelques tanks carbonisés sur la route laissent des doutes sur ce qui semblait être un havre de paix. « Drones ! Drones turcs ! Tank TPLF ! » lance notre chauffeur dans un anglais limité. Ces drones turcs ont, semble-t-il, inversé le rapport de force en faveur du gouvernement éthiopien. Mission accomplie ! Treize heures plus tard, nous voilà bien à Bahir Dar, juste avant le coucher du soleil.
Le lendemain, nous rencontrons l’évêque de Bahir Dar, Monseigneur Lesanu Christos, ainsi que le père Sintayhu. Ils nous font un compte-rendu très détaillé de la façon dont l’aide de SOS Chrétiens d’Orient a été redistribuée aux 2200 familles déplacées de Kombolcha à Bahir Dar. Ces pauvres gens avaient fui devant l’avancée tigréenne. Grâce à l’aide de cette ONG française, ces familles ont pu bénéficier de nourriture, de produits hygiéniques, de matelas et de literie pour dormir.
Lorsque l’évêque parle de sa rencontre avec eux il est très ému. Selon lui, les tigréens auraient pu passer plus facilement s’ils n’avaient pas saccagé les lieux et massacrés tous ceux qui se trouvaient sur leur passage. En agissant contre les civils, ils se sont mis tout le monde à dos et ont renforcé leur soutien envers le gouvernement éthiopien et l’armée. Ce que nous entendons est atroce, on nous parle de massacres de masse, de charniers, de viols, d’enlèvements. Tous les hommes en capacité de porter une arme pour défendre le gouvernement étaient immédiatement abattus. Les victimes ont de 12 à 50 ans.
72 femmes s’étaient présentées à l’hôpital pour être soignées suite aux viols subis. « Évidemment le nombre de femmes violées était beaucoup plus important mais la plupart d’entre elles ne témoigneront jamais de cette humiliation… » précise père Sintayhu. À la surprise de l’évêque quand il les visita à l’hôpital, il s aperçu que les femmes en question étaient très âgées : « Ces pauvres femmes étaient encore plus âgées que moi. C’était des grands-mères. » dit-il en baissant les yeux et avant d’ajouter : « Le but était d’offenser la société amharique ».
Bahir Dar a été le centre d’accueil de toute la région. Les déplacés se comptaient par centaines de milliers. La police de la ville a placé dans un camp tous les déplacés tigréens. Le but était de se protéger en ne laissant aucun tigréen être utilisé par les FLPT comme agents de renseignements infiltrés. A contrario, en les isolant de cette façon, toute tentative amharique de s’en prendre physiquement aux tigréens devenait également impossible. « Moi-même je n’ai pas pu garder mon diacre à mes côtés. Ils l’ont emmené et enfermé dans le camp comme les autres. Malgré tous mes efforts je n’ai rien pu faire. La police m’a dit que s’ils le laissaient partir alors les habitants de mon quartier pourraient s’en prendre à moi parce qu’ils m’accuseraient d’héberger un potentiel infiltré. On me considérerait comme complice… » ajoutait Monseigneur l’évêque. Nous rentrons à Addis-Abeba par avion le lendemain matin. Nous apprenons le soir même que l’armée a repris les villes de Shiré et d’Alamata. Les expatriés français que je croise évoquent des négociations de paix, tout en précisant que le gouvernement considère qu’il n’y a rien à négocier, au vu la débâcle des FLPT.
Il ne me reste plus que quelques jours avant mon retour en France, je décide donc de faire route vers l’Est. Harar suscitait davantage ma curiosité, des chrétiens habitent dans ce que les musulmans nomment le quatrième haut-lieu de l’Islam.
Nous arrivons d’abord à Dire Dawa. Son nom signifie « Terre médicinale » à cause des herbes qui y poussent et qui sont justement connues pour ces vertus. On comprend l’influence française en observant l’urbanisme : les maisons, leurs fenêtres et leurs volets persiennes. À quelques minutes en voiture depuis l’aéroport, nous arrivons à l’Alliance française. De l’autre côté de la rue, une église catholique et son école se font face. En tant que Français, nous ne pouvons faire l’économie d’une visite du chemin de fer de la ville.
La France a laissé ici un souvenir impérissable. Le chemin de fer est toujours fonctionnel. Deux fois par semaine, un train part de Dire Dawa pour se rendre à la frontière de Djibouti. Les ateliers pour l’entretien des machines « fabriquées en France » sont nombreux. J’en repère plusieurs dont l’origine de provenance est Cholet, ma ville. Les ouvriers bichonnent des outils de maintenance. Nous venions de voyager dans l’espace, nous voyageons à présent dans le temps. C’est le souvenir que nous emportons de Dire Dawa avant de faire route vers Harar.
Il nous faut encore deux heures de voiture pour arriver à destination. Le khat est omniprésent, les vendeurs déambulent avec des branches feuillues enroulées sur l’épaule qu’ils négocient sur le trottoir avec les passants intéressés. Tout le monde en mâche. « Ce n’est pas une drogue ! » nous reprend-on. « Ici on appelle ça la fleur du paradis ! » C’est pourtant une vision de l’enfer qui s’offre à moi. Il n’y a pas de différence entre ces pauvres bougres et ceux que je croise à Barbès défoncés à l’héroïne. Cette plante se revend à prix d’or dans les pays voisins : Djibouti, Somalie, Yémen… « Les chauffeurs qui la transportent utilisent généralement la voiture de marque ISUZU. Afin que le khat soit livré en temps et en heure, le chauffeur du véhicule roule comme un dingue. Le khat ne doit pas sécher avant d’arriver à destination. Si en chemin le chauffeur tue quelqu’un sur la route, il ne s’arrête pas. Cette conduite meurtrière a donné son nom à la voiture ISUZU, “la voiture al-Qaeda”… »
Dans la vieille ville d’Harar, le dédale de ruelles nous mène vers notre logement. Les détritus qui jonchent les rues sont dévorés par les hyènes qui rôdent la nuit. Percés de tunnels, les remparts de vieille ville laissent volontairement entrer ces carnivores pour la débarrasser des djinns, les mauvais esprits. À la tombée de la nuit, on les nourrit d’abord à l’extérieur de la ville, juste avant qu’elles ne passent les tunnels. Un vrai rituel pour celui qui à charge de cette responsabilité et un amusement pour les touristes. On raconte qu’il y a longtemps, les hyènes venaient manger les habitants de la ville en période de famine et de sécheresse.
L’église orthodoxe fermée, c’est aux catholiques que nous rendons visite dans la foulée. Il n’y a que deux églises et deux curés dans la ville. On évoque 99 mosquées, un chiffre sûrement symbolique faisant référence aux 99 surnoms d’Allah. « En réalité leur nombre dépasse sûrement la centaine » révèle le père Endrias en esquissant un sourire. Son église est « la première du pays », nous affirme-t-il : « C’est par cette région que sont arrivés les premiers missionnaires catholiques et c’est à Harar que celle-ci a été construite en premier » dit-il en pointant fièrement sa paroisse du doigt. Le compound dans lequel se trouve l’église renferme également un orphelinat.
En son sein, une quarantaine d’enfants de tous les âges, chrétiens ou musulmans. Certains enfants ont des parents tellement pauvres qu’ils n’ont d’autre choix que d‘aller dans un tel établissement. « Mais beaucoup de musulmans préfèrent voir leurs enfants traîner dans les rues plutôt que de les remettre à un orphelinat régi par des prêtres. Le risque est trop grand de les voir se convertir au christianisme » ajoute père Endrias.
Rien de nouveau sous le soleil, dès leur arrivée en 1876, l’émir de Harar trouvait déjà suspect ces chrétiens qui vivaient parmi les habitants pour y exercer… la charité. Accusés d’être des espions, les chrétiens avaient dû se cacher avant d’être bannis à deux reprises. Un songe de la mère de l’émir empêcha les chrétiens d’être exterminés. C’est avec l’arrivée et l’installation de missionnaires catholiques dans la région que les lépreux furent pris en charge pour la première fois.
Regain de tension avec l’invasion américaine en Irak en 2003 où les chrétiens de Harar sont dans le collimateur des musulmans : « Ils sont chrétiens donc ils sont forcément avec les États-Unis ». Puisque les musulmans pensent en tant que Oumma, ils s’imaginent volontiers que les chrétiens agissent de façon similaire. Pourtant les chrétiens de la région n’ont qu’une chose en tête, la mission que le Ciel leurs a confié : s’occuper des plus petits. Ce dont les musulmans ne semblent pas se soucier avec leurs 99 mosquées, plus occupés à mâcher du khat et à nourrir les hyènes, les catholiques le font avec seulement deux églises. En effet, l’évêque, ses deux prêtres et quelques religieuses assurent la prise en charge de plusieurs dizaines d’enfants avec deux écoles, un orphelinat, une clinique accueillant des lépreux et une maison de retraite.
Accompagner l’être humain du berceau à la tombe, quelle que soit son origine ou sa croyance, persister dans son apostolat contre toutes attaques en vue du bien commun et du salut éternel. Voilà leur œuvre, c’est aussi la nôtre chez SOS Chrétiens d’Orient…
Depuis le début du conflit, plus de deux millions de personnes ont été contraintes de se déplacer dans les régions de Afar, Tigré et Amhara. Dans la région du Tigré, 5 millions de personnes sont au bord de la famine. En Amhara, 3,7 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire. Par ailleurs, de graves exactions ont été commises, rapportées par les rescapés de la population civile : massacres de civils et de religieux, violences sexuelles à l’encontre des femmes, tortures, ainsi que pillages et détériorations de lieux saints et historiques.
Depuis janvier 2019, SOS Chrétiens d’Orient se rend régulièrement en Ethiopie. SOS Chrétiens d’Orient soutient notamment l’école catholique de Gondar, ville de 300 000 habitants. Elle participe au financement de matériel scolaire pour les 1 500 élèves de cet établissement.
En septembre 2021, une équipe de reconnaissance est partie sur le terrain pour évaluer les besoins de la population et des déplacés à la suite du conflit. Dans ce contexte d’urgence humanitaire, SOS Chrétiens d’Orient finance l’achat de nourriture, de matelas et de couvertures. Ce projet, de l’ordre de 100 000 euros, est destiné à plus de 1 000 familles de déplacés dans la région Amhara.
Un article écrit par Alexandre Goodarzy