Retour d'Irak

L'Incorrect

Berceau de civilisations, l’Irak est aujourd’hui un pays martyr. Le règne de Saddam Hussein, l’invasion du Koweit, la guerre du Golfe, l’occupation américaine et l’éphémère domination de l’État islamique ont saigné à blanc le pays, dans lequel n’osent plus intervenir que quelques associations humanitaires. Voici le témoignage de retour d’Irak de François-Xavier Gicquel, directeur des opérations de SOS Chrétiens d’Orient.

En donnant mon passeport et mes billets, le policier qui vérifie les documents m’interroge machinalement : « Vous allez où… ? » « En Irak, monsieur ». Ce regard mi-ébahi, mi-inquisiteur du fonctionnaire sédentaire, cela fait désormais huit ans que je le vis, souvent avec amusement, parfois avec lassitude. Aujourd’hui directeur des opérations de SOS Chrétiens d’Orient en charge de tous nos pays de mission, la plupart pour le moins exotiques (Syrie, Irak, Liban, Jordanie, Égypte, Arménie, Pakistan, Éthiopie), j’ai passé trois années en Irak durant l’occupation d’une partie du territoire par l’État islamique. J’y retourne aujourd’hui afin d’inspecter la mission, rencontrer nos volontaires, les salariés locaux et pour faire le tour des projets.

Après une escale à Istanbul, j’embarque pour Erbil, capitale du Kurdistan irakien. Dans l’avion se mélangent des Kurdes, une myriade de larges Américains travaillant généralement dans le pétrole et quelques humanitaires habitués des zones sensibles. Tout à l’avant, en classe affaires, une poignée de diplomates européens et d’hommes d’affaires libanais somnolent.

L’avion touche le sol. Il est trois heures du matin à Erbil. Ragheed, l’un de nos responsables locaux vient me chercher et nous roulons sur les grandes artères désertes d’une capitale régionale qui se veut le « nouveau Dubaï ». Partout autour de nous, des immeubles lumineux d’une vingtaine d’étages annoncés par des panneaux éclairant le bord des routes : « ici une piscine », « là un cinéma », « ici le meilleur restaurant à viande de la ville ». Nous ne goûterons rien de cela à cette heure-ci, le programme de ces dix prochains jours est dense et il nous faut aller dormir.

Irak
Type d'intervention

Dès le lendemain, la priorité est donnée à nos volontaires. Cette ressource humaine fantastique venue des quatre coins de France et d’Europe forme le cœur de l’action de SOS Chrétiens d’Orient. Autour d’un petit- déjeuner, ils m’exposent les activités et projets en cours. Suite à l’enlèvement de quatre de nos salariés en 2020 à Bagdad, la mission n’a vécu que du travail dévoué de nos collaborateurs locaux durant deux années. Les personnels français ont réinvesti la mission début 2022, mais il reste encore beaucoup à construire. Sur les cinq antennes que comptait l’association dans le nord du pays, une a réouvert la semaine passée au grand bonheur des volontaires qui peuvent enfin découvrir la vie de village au cœur d’une authentique bourgade chrétienne perchée dans les montagnes enneigées du Kurdistan.

Après nos équipes locales et internationales, nos partenaires sont une force et un appui indispensable à notre bonne implantation dans le pays et à la construction d’une réponse appropriée aux besoins des populations locales. À ce titre, à chacun de mes passages, j’en rencontre un maximum pour faire un point d’étape sur l’avancée de nos projets et sur les opportunités à venir de collaboration. Ces rendez- vous me permettent également de prendre le pouls de la situation globale dans le pays. Bien que très prudents, les évêques sont également une véritable force politique pour les chrétiens d’Irak : ils les représentent régulièrement dans des rendez-vous avec les plus hautes autorités de l’État et divers évènements d’envergure internationale. Ils se font également leurs porte-parole à l’international lors de grandes conférences ou délégations. Qu’ils soient catholiques ou orthodoxes, syriaques, arméniens, chaldéens ou assyriens, les évêques irakiens parlent souvent d’une même voix pour sensibiliser les élites au respect des droits des minorités.

Berceau de la civilisation et terre de conflits

Il faut alors bien comprendre le contexte dans lequel nous nous plaçons. L’Irak reconnue comme l’un des berceaux de la civilisation, terre fertile s’il en est, terre natale des puissants empires sumériens, babyloniens et assyriens est devenue intrinsèquement une terre de conflits internes ou venus de l’extérieur. Perses, Ottomans, Britanniques, Américains… n’auront de cesse jusqu’à l’époque contemporaine de déstabiliser la région pour en exploiter les richesses tout en créant une instabilité permanente au sein de cette mosaïque de peuples qui essaient de coexister. Ce pays à majorité chiite luttant pour gagner ou maintenir une indépendance politique vis-à-vis de son puissant voisin chiite iranien doit composer avec ses minorités religieuses sunnites, chrétiennes et yézidies mais aussi ethniques kurdes et turkmènes. À peine libéré de trois ans d’occupation partielle de l’État islamique, le pays essaye de sortir difficilement du marasme de la corruption et des tensions tribales.

En janvier dernier, la dévaluation face au dollar du dinar irakien de près de 10 % en quelques jours a provoqué de nouvelles inquiétudes. Face aux manifestations, le gouvernement a dû réagir rapidement en débloquant de fortes quantités de dollars à taux réduit afin de garantir le pouvoir d’achat. Cependant le travail pour pleinement contrôler les transferts de devises depuis l’Irak ainsi que pour permettre au pays de s’intégrer pleinement dans le système international de transfert de fonds est énorme et la population reste pessimiste. Le Premier ministre Mohamed Shia al Sudani nommé en octobre dernier aura du pain sur la planche. Résolument tourné vers la modernité et vers l’extérieur, il était à Paris récemment afin de négocier des partenariats économiques dans le domaine de l’énergie. Espérons que l’appareil d’État irakien rétif au changement ne l’empêchera pas de satisfaire les espérances de toute une nation.

Le football, facteur d’unité

Nous sommes jeudi, et ce soir, c’est la finale de la Coupe des nations du Golfe. L’Irak affrontera Oman dans quelques heures et déjà les rues sont bondées et pavoisées de rouge, de blanc et de noir. Même les évêques me rappellent que ce soir, c’est jour de match et qu’il n’est pas question que les équipes de SOS Chrétiens d’Orient manquent cet évènement national, facteur d’unité pour tout un peuple privé de participation à la Coupe du monde. Nous nous rendons dans un restaurant de la ville, l’ambiance est électrique. La partie n’a rien à envier à notre finale : égalisation à la dernière minute, un but supplémentaire pour chaque équipe durant les prolongations et victoire de l’Irak sur un dernier but avant le coup de sifflet final. L’hystérie joyeuse se répand dans toute la ville, et durant le reste de mon séjour, le sujet reviendra dans chaque discussion, quel que soit l’âge ou la fonction de mon interlocuteur.

Le lendemain, nous partons pour Mossoul. En effet, SOS Chrétiens d’Orient a lancé au cœur de l’ancienne capitale de l’État islamique en Irak l’un de ses plus gros projets : la reconstruction d’un complexe chaldéen comprenant une église (Notre-Dame du Perpétuel-Secours), une école pouvant accueillir près de 400 enfants ainsi que douze magasins pour permettre aux familles d’envisager un avenir pérenne dans cette ville dont le simple nom glace encore le sang des chrétiens. Alors que nous quittons la région autonome du Kurdistan, nous passons notre premier point de contrôle irakien. Ici, ce n’est ni la police ni l’armée qui tient les frontières : ce sont les milices de la mobilisation populaire qui font appliquer leur loi. Nous voyageons dans la voiture de Mgr Najeeb, ce moine dominicain célèbre pour s’être enfui de Mossoul avec de précieux manuscrits anciens et pour avoir fondé deux camps de déplacés à Erbil, avant d’être nommé archevêque chaldéen de Mossoul. La présence de cette autorité dissuade des gardes de poser trop de questions et nous passons sans souci. Je ne suis revenu qu’une fois à Mossoul depuis la guerre.

Reconstruction

Nous arrivons finalement devant l’église Notre-Dame du Perpétuel- Secours. Le gardien, musulman, nous ouvre la grille avec son fils. Les murs de l’église sont marqués par les nombreux impacts de balles et l’on distingue même très nettement deux impacts de roquettes dans la partie supérieure du bâtiment et au niveau du clocher. C’est la première fois que je viens ici depuis le début des travaux et je suis impressionné par l’avancement de la structure qui plus tard accueillera l’école et les commerces. En face, l’église encore souillée par des graffitis de l’État islamique qui en avait fait une caserne doit bientôt commencer sa rénovation. Nous nous entretenons avec l’équipe d’ingénieurs du diocèse : en dix mois, nous pouvons finir ce chantier, si tout se passe comme prévu.

Quelques jours plus tard, nous arrivons à Badaresh, cette fameuse antenne que nous venons de rouvrir. Nous sommes accueillis par le Mokhtar, autorité traditionnelle du village. Il nous accueille pour le déjeuner, et nous évoquons les travaux réalisés pour offrir un avenir meilleur à ces populations. La présence de nos jeunes volontaires venus d’outre- méditerranée pour aider leurs frères en souffrance est ce qui marque le plus nos hôtes. Pourquoi quitter le confort occidental que tant des leurs rêvent de rejoindre pour venir vivre quelques mois au cœur de ce purgatoire ? À la fin de la journée, nous nous installons dans la maison mise à disposition pour accueillir l’association. L’isolation est plus que relative, l’électricité n’est présente que quelques heures par jour, le chauffage au fioul empeste chaque pièce à vivre sans empêcher les courants d’air de nous saisir lorsque nous traversons les parties communes. Pourtant, les volontaires se sentent ici chez eux et il serait bien difficile de les renvoyer dans le confort moderne de notre siège d’Erbil. C’est ici qu’ils trouvent tout le sens de leur mission, c’est ici qu’ils bâtiront les souvenirs d’une vie au service des chrétiens d’Irak.

Il est déjà l’heure de rentrer en France. Sur la route du retour, nous passons par Al Qosh, village chrétien iconique du nord de l’Irak, dernière demeure du prophète Nahum dont un livre de l’Ancien Testament porte le nom. Lors de la guerre contre l’État islamique, Al Qosh était le dernier village chrétien du nord de Mossoul à ne pas tomber entre les mains des djihadistes qui furent arrêtés aux portes du village. À l’époque, j’étais secouriste avec les forces kurdes qui défendaient cette portion de territoire. Avec Edmond, notre responsable local, nous décidons de rendre visite à ces amis avec qui nous avons partagé ces journées d’angoisse et de camaraderie. Après un rapide coup de téléphone, nous rejoignons la base militaire la plus proche. Le regard dubitatif des Peshmergas à notre arrivée inquiète Edmond. Pourtant, la barrière s’ouvre et une poignée d’officiers nous accueillent et nous amènent jusqu’à un bureau. Lorsque nous franchissons la porte, le général Tareq, commandant les forces de la zone me prend dans ses bras. Nous prenons le thé le temps que ses hommes préparent le déjeuner. Grâce à la traduction d’Edmond, nous échangeons sur la situation en France et au Kurdistan, la guerre en Ukraine, la crise économique. Pour lui, c’est très clair : chaque phase de paix n’est qu’un répit qui leur est laissé pour s’entraîner et reconstituer les stocks d’armes avant que la prochaine guerre n’éclate. Il ne sait pas quand ni contre qui, la seule certitude, c’est ce combat perpétuel pour la liberté et pour une paix que personne n’ose espérer de son vivant.

 

Article écrit par François-Xavier Gicquel

Votre responsable de pôle

Pauline Visomblain

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