De Beyrouth à Qaraqosh en passant par Damas, Homs, Bagdad… Sur les traces des chrétiens martyrs du Moyen-Orient.
Les visages sont graves, les traits accusent la lassitude, la fatigue, l’agacement. « Obtenez-nous des visas pour partir tous d’ici » lâche le docteur Zahlouk Abdullah. Parlant au nom des hommes qui nous entourent, le chirurgien cardiaque formé en France, a vécu à Lyon où sa fille est née, puis à Toulouse et Nice pendant plus de cinq ans. Son fils, éduqué en France, a passé le bac l’an dernier. Ces dernières années, il a dû apprendre à opérer à même le trottoir, au pied des maisons dévastées par les obus qui s’abattent sans discontinuer sur le village de Mhardeh depuis le début des évènements.
Alexandre, chef de la mission SOS Chrétiens d’Orient en Syrie, lève les mains en signe d’impuissance : « Ce que vous me demandez nous ne pouvons pas le faire. En revanche je vous demande de me dresser la liste de ce dont vous avez besoin pour survivre ici, je ferai mon possible pour vous l’obtenir ». Dans la cour de la petite maison paroissiale qui jouxte l’église grecque orthodoxe Notre-Dame — la plus ancienne de la ville, bâtie au VIIIe siècle autour des larges colonnes surmontées de chapiteaux corinthiens d’un antique temple païen — les casques rouges déchargent une petite camionnette. Les extincteurs, brancards, kits de premiers soins et chaises roulantes que l’association humanitaire leur a apportés s’entassent le long du mur.
Casques rouges
130 volontaires, âgés de 22 à 52 ans, vêtus d’un gilet fluorescent et d’un casque de secouriste rouge, ont formé il y a quatre ans les équipes de secours bénévoles qui se portent sur les lieux bombardés.
La plupart des jeunes savent manier la pioche et l’extincteur pour dégager les victimes ou éteindre un incendie. Étudiants pour la plupart à l’université, ils prêtent main forte à l’hôpital ou à la banque du sang. Ils manquent de tout.
Un bruit sourd résonne au loin. Un volontaire s’empare des jumelles qui pendent au mur et monte précipitamment sur le toit pour s’assurer de l’endroit où l’obus est tombé. Un autre bruit sourd. Ça se rapproche. De la fumée s’élève aux abords du village. D’un regard las le docteur compte mentalement le nombre des obus artisanaux que les volontaires ont réuni ici, comme les pièces d’un musée de l’horreur : morceaux de shrapnels coupants comme des lames de rasoirs, obus ouverts comme des champignons, éclats de bonbonnes de gaz, ailerons de roquette, clous, boulons… D’un morceau de projectile peint en doré (voir diaporama), un habitant a fait un petit vase et nous le tend orné d’un bouquet de fleurs artificielles : « Nous les chrétiens de Mhardeh nous n’avons pas peur de la mort. Nous façonnons leurs instruments de mort pour en tirer de la paix et de la joie. »
« Nous ne sommes pas favorables à la dictature, poursuit le docteur en me saisissant le bras, mais la vie avec ces gens là est impossible. C’est cela la démocratie ? Arrêtez de soutenir nos adversaires je vous en supplie. Tout autour de nous, Al-Nosra, l’ASL [Armée syrienne libre, ndlr], Fatah Al-Sham, appelez-les comme vous voudrez, nous lancent vos fusées made in France ! »
Un symbole qu’Al-Nosra veut voir disparaître
Le village paie un lourd tribu à sa résistance opiniâtre. En octobre, il a essuyé 150 tirs de roquettes et déploré 67 blessés et 8 morts. La dernière victime, une mère de famille coupée en deux par un missile Grad qui a crevé le toit de sa chambre, laisse quatre enfants et un mari abattu, inconsolable. Ce dernier nous montre sa maison pulvérisée sans dire un mot, fort et digne. Deux jours après notre départ, une mère et sa fille de 8 ans seront blessées dans la rue principale, un jeune garçon et sa tante ne survivront pas à la déflagration.
Mhardeh (محردة) est située au beau milieu de l’axe Nord-Sud qui relie Alep à Damas, à environ 260 kilomètres de la capitale syrienne. Tête de pont fidèle au gouvernement campée à 100 kilomètres au nord de Homs, elle est baignée sur son flanc nord par la rivière Oronte, endiguée pour approvisionner une centrale hydroélectrique moderne. Elle dépend administrativement du Gouvernorat de Hama, près de la plaine du Ghab.
La ville subit les assauts incessants des rebelles islamistes qui souhaiteraient réduire ce symbole à néant. En effet, ses 25 000 habitants sont majoritairement chrétiens : Mhardeh compte cinq églises (grecques-orthodoxes) et un temple protestant (10% des habitants sont presbytériens). Hissée sur un promontoire rocheux, elle est entourée de localités sunnites d’où le harcèlement s’opère au grand jour. La plus proche, Halfaya, n’est qu’à 200 mètres à l’est des premières habitations, régulièrement touchées par des tirs de sniper. C’est à l’orée de ce village qu’est implantée la centrale électrique, tombée aux mains des terroristes en août dernier. Depuis, les habitants vivent dans le noir, s’éclairent aux générateurs à essence et se chauffent aux poêles à mazout installés dans la cuisine ou le salon de la maisonnée.
La Garderie
À la petite école de Mhardeh, les enfants sortaient cueillir les olives et semer du blé aux alentours. La directrice laisse échapper un soupir en nous tendant de petits croissants fourrés aux olives et aux épices, une spécialité de cette période de petit carême qui précède Noël. La ronde des copieux gâteaux maigres égaille la réunion. Le prêtre grec-orthodoxe du patriarcat d’Antioche qui nous accompagne traduit la pensée de tous ici : « Incompréhension, regrets, tristesse, lassitude. Personne ne peut accepter le sort qui nous est réservé. Ni le veuf qui a perdu sa femme et ses filles. Ni la mère qui a perdu un fils ».
Les enfants en blouse rose chantent gaiement à chaque fois que nous poussons la porte d’une salle de classe. Leurs visages ronds sont éclairés d’un grand sourire mais dans leurs yeux se reflète une indicible tristesse.
Résister ou mourir
« Tout le monde veut la paix et la démocratie mais les takfiri [islamistes, ndlr] pillent, enlèvent et humilient les chrétiens. » Simon Alwakil a pris la défense de sa ville bien en main. Général des Forces de défense nationale, il est le chef des opérations pour la zone de Mhardeh. Aimé de ses hommes et des villageois, l’ancien chef d’entreprise aux affaires florissantes a mis ses moyens et ses réseaux au profit de sa cité natale. Nous recevant dans son diwan, il expose l’équation compliquée qu’il doit résoudre.
La menace est permanente : 18 femmes et enfants ont été enlevés dès le début du conflit. Simon a fait jouer ses relations et obtenu leur retour. Son frère a été enlevé. Son fils sera retenu en otage plusieurs mois à Alep.
Les trahisons sont monnaie courante : celle d’un médecin musulman de Mhardeh dont il a réglé la rançon. Appâté par le gain, le fils du docteur faisait partie des ravisseurs du sien à Alep. Celle des voisins déplacés par les manœuvres militaires, qui dormirent chez lui au nom de la charité et de l’hospitalité. Des voisins que ses hommes ont vu tirer des roquettes sur le village. « La rébellion ne veut pas renverser le gouvernement pour le bien collectif mais pour servir ses propres intérêts, ajoute le général. La Russie n’agit pas impunément mais dans son intérêt propre également. L’armée s’est répandue dans toute la Syrie et les hommes qui restent ne m’inspirent pas une grande confiance. »
Alors le général a recruté 150 hommes parmi les habitants pour composer sa brigade. Il a levé des barricades tout autour de la ville, acquis un char soviétique et armé des automitrailleuses. Ses armes légères viennent d’Iran. Ses hommes sont formés et entraînés au Liban ou chez le « grand-frère » perse. Il ne peut compter que sur le soutien de l’armée de l’air syrienne pour repousser les vagues d’assaillants. Depuis l’été où sa milice a stoppé l’attaque de 4 000 fantassins, appuyée par les Mig-21, l’homme s’est forgé une véritable légende. Les habitants sont démoralisés et à bout de souffle mais le général fait une promesse : « Nous tiendrons ».