Chrétiens d’Orient en Irak : « Nous avions le choix entre nous convertir à l’islam, payer l’impôt islamique dû par les ‘mécréants’, partir sans délai ou mourir »
De la Syrie au Kurdistan irakien, des chrétiens de Maaloula aux Yézidis d’Irak, des peshmergas kurdes aux habitants serbes des enclaves assiégées du Kosovo, Katharine Cooper et Pierre-Alexandre Bouclay, mêlant leurs photos et leurs textes, fixent pour toujours les sentiments qui habitent ces populations malheureuses, victimes des politiques déréglées et des « lâchetés occidentales ». Un authentique carnet de voyages poignant qui nous conduit de Palmyre au Champ des Merles au Kosovo. Extrait de « Peuples persécutés d’Orient », de de Pierre-Alexandre Bouclay, avec les photos de Katharine Cooper, aux éditions du Rocher.
C’est une maison beige, au mur d’enceinte rehaussé de panneaux de métal. Devant le portail de fer, des bonbonnes d’eau reliées par une chaîne empêchent les voitures de se garer. Aux fenêtres, des barreaux. Sur le toit, la terrasse naguère ouverte aux quatre vents a été protégée par des parois d’acier. Nous sommes au siège de SOS Chrétiens d’Orient (SOS-CO), à Ankawa, quartier chrétien d’Erbil, en Irak.
Depuis deux ans, nous rencontrons régulièrement les volontaires de cette ONG française. Ses volontaires servent souvent de « fixeurs » pour les journalistes. Ils nous permettent également de les accompagner dans leurs opérations humanitaires au coeur des camps de réfugiés du Kurdistan irakien. Le rituel est bien rodé. Casquette vissée sur les cheveux ras, chèche, polo blanc, poignée de main énergique, Tanneguy Roblin, l’un des responsables de SOS-CO, nous récupère en pleine nuit à l’aéroport. Sur la route, cet officier de réserve, diplômé en relations internationales et en sécurité-défense, expose les consignes draconiennes régissant son équipe et ceux qui les accompagnent.
L’association est conseillée par des professionnels de la sécurité : « Nous ne prenons aucun risque inutile, surtout depuis l’attentat devant le consulat américain d’Erbil en avril. Notre connaissance du terrain nous permet de nous fondre dans la population sans avoir besoin des convois de 4×4 que l’on voit parfois. » SOSCO fonctionne dans la région avec une vingtaine de permanents. L’ONG constitue un organisme dynamique, formé de volontaires vivant constamment dans l’action de terrain, distribuant des kits de survie alimentaire ou sanitaires, formant des groupes d’activités pour les enfants, des ateliers de cuisine avec les femmes… Une partie de leur activité consiste simplement à passer du temps avec les familles chrétiennes, pour cibler les besoins physiques et spirituels. Souvent, ils prient avec les réfugiés dans les bungalows préfabriqués. « Mais l’objectif principal, confie son président, Charles de Meyer, c’est de développer les projets de fond pour aider les chrétiens à reconstruire leur vie sur leur propre terre. » Barbe de trois jours, carrure de rugbyman, mais féru de littérature classique et fin connaisseur de la région, Meyer a eu l’idée de fonder son association en septembre 2013, après la prise du village chrétien de Maaloula, en Syrie, par les djihadistes. « Avec Benjamin Blanchard, nous avons monté un premier convoi, sans trop savoir où nous allions, ni dans quoi nous nous engagions ! » En moins de trois ans, l’attaché parlementaire s’est retrouvé aussi à l’aise pour discuter politique en terrasse du Bourbon, la brasserie de l’Assemblée nationale, qu’à fêter Noël avec les chrétiens persécutés d’Irak, à 500 mètres de Daech. L’association, elle, a étendu son action à cinq pays : Liban, Syrie, Irak, Jordanie et Égypte. Ils ont créé ou rénové neuf établissements médicaux (cliniques, hôpitaux, dispensaires…), six écoles, autant d’églises, distribué près de 30 tonnes d’aide humanitaire et 30 autres de matériel médical… Les grands projets pour 2017 concernent la reconstruction d’une école chrétienne à Bagdad, de la cathédrale de Homs, en Syrie, et l’aide d’urgence pour la libération amorcée de la plaine de Ninive ou de la ville d’Alep.
Le camp de Keremlech est l’un des mieux tenus de la région. Au lieu des gargotes de tôle devant lesquelles des réfugiés apathiques tuent habituellement le temps, notre première vision est celle d’un terrain de volley avec des jeunes en plein effort. La population vit dans un ensemble de bâtiments en brique jaune, offert par l’évêché chaldéen. Un vieillard tranquillement assis attire notre attention. Ses yeux clairs surgissent d’un entrelacs de rides incrustées de poussière. Dans l’échancrure d’une chemise bleue, brille une médaille en or de la Vierge. Avec son visage parcheminé et ses airs de père du désert, Mahir, ancien médecin militaire de 72 ans, nous rappelle que les chrétiens d’Orient furent les contemporains du Christ. En Irak, cette minorité religieuse, passée de 1,5 million à 400 000 fidèles après la chute de Saddam Hussein en 2003, est menacée d’extermination. Mahir a dû tout abandonner – sa maison, ses livres, ses souvenirs – lorsque les islamistes ont pris Mossoul, deuxième ville d’Irak, le 10 juin 2014. En quelques semaines, la vie y est devenue un enfer. Les fonctionnaires chrétiens ont cessé d’être payés ; à la mosquée, où étaient distribués des tickets de rationnement, les non-musulmans ont été traités en « dhimmis » – citoyens de seconde zone. Le 15 juillet, les chrétiens ont découvert leurs maisons marquées d’un « N », pour « Nazaréen » – le fameux « noun » passé à la mode en Europe, mais qui est un symbole injurieux pour les chrétiens d’Orient, qui ne comprennent pas l’usage qui en est fait dans la communication occidentale. « Le soir même, explique Mahir, des jeeps avec des haut-parleurs ont traversé nos quartiers pour nous imposer les “nouvelles règles de vie”. Nous avions le choix entre nous convertir à l’islam, payer l’impôt islamique dû par les “mécréants”, partir sans délai ou mourir. »
Mahir a fui Mossoul, avec sa fille, son gendre et ses petits-enfants. Près de 300 000 autres personnes ont fait comme lui. D’abord des musulmans chiites, puis les Shabacks, minorité ethnique pratiquant un islam hétérodoxe, et bien sûr les chrétiens. Globalement, depuis l’offensive de l’État islamique, plus de deux millions d’Irakiens ont été déplacés. D’après des chiffres toujours fluctuants, 700 000 auraient trouvé la sécurité au Kurdistan irakien, dont 200 000 à Erbil.
Les profiteurs de guerre ont vite fait exploser le prix des loyers. Danny, guide de SOS-CO en Irak, s’indigne car sa famille déboursait 700 euros par mois pour une misérable pièce vide : « Ce n’aurait pas été aussi cher à Londres ou Paris ! » Une fois épuisées les économies sauvées des pillages, plus personne n’a eu les moyens de louer un appartement. Des dizaines de maisons sont désormais vides malgré la baisse des prix. Certains réfugiés ont bénéficié de solidarités ecclésiales, claniques ou familiales.
Près de 50 000 survivent dans des immeubles abandonnés, des écoles ou des églises. Les autres ont rejoint les camps de transit.
Charles de Meyer résume le drame des réfugiés : « Tant que la coalition n’a pas lancé son offensive, rentrer à Mossoul est impossible, car l’EI a confisqué tous leurs biens. Et même après une éventuelle libération, cela prendra des mois avant de leur offrir une situation stabilisée. En revanche, ici, ces réfugiés doivent affronter de graves problèmes de logement, d’emploi, d’éducation… L’épreuve est terrible, car beaucoup de ceux que nous voyons en guenilles avaient une vie bien établie, certains étaient des gens brillants, avec de belles carrières, un niveau socio-culturel élevé. Ils ont tout perdu en deux ou trois jours ! »
Nafria, jeune femme réfugiée à Qaraqosh, se souvient : « Tout le monde a été racketté à la sortie de la ville. C’était très méthodique. Pour plus d’efficacité, des femmes étaient chargées de fouiller les chrétiennes. » Nafria a découvert que l’on pouvait être djihadiste et néanmoins coquette : « L’une d’elles faisait des commentaires sur chaque bague, chaque collier ou bracelet qu’elle me prenait. Elle a volé tous mes bijoux, ma seule richesse… Certaines menaçaient de nous couper les oreilles si l’on n’enlevait pas nos boucles assez vite. »
Extrait de « Peuples persécutés d’Orient – Carnet de voyages de Palmyre au Champ des Merles », de Pierre-Alexandre Bouclay, avec les photos de Katharine Cooper, publié aux éditions du Rocher, décembre 2016.